Eduquer au politique pour mieux affronter les questions socio-environnementales
(atelier conçu et animé par le groupe Education du CNNR)
Dans le cadre de cet atelier, nous nous sommes donné deux heures pour analyser nos pratiques d’éducateurs, de militants et proposer un outil évolutif, collaboratif d’évaluation de situations d’apprentissage ou de luttes en lien avec les questions socio-environnementales.
Nous avons travaillé à partir des apports effectués par l’intervenant, Jean Marc Lange [1], en mode conversation interrompue. Après un premier apport de ce dernier sur la définition du concept des éducations transversales, nous avons demandé aux sous-groupes de réfléchir à la question suivante : « comment l’éducation au politique se traduit-elle – ou pas – dans votre champ professionnel d’éducateur, quand vous êtes amenés à traiter de questions socio-environnementales ».
Les mots-clefs qui ont été exprimés lors du temps de partage en grand groupe ont été les suivants : conflits, situations de décision, dissensus, enjeux d’intérêts, controverses, expression de désaccords, mise en situation d’acteur, jeux de rôle, débats, différentes échelles territoriales (du local au global et du global au local), systémique, complexité, respect mutuel, partir du concret, du quotidien pour arriver à des questions qui relèvent du politique, construction du commun avec un ancrage territorial, l’émotionnel (pour apprendre à en sortir, s’appuyer dessus pour provoquer du débat et créer des ancrages).
Il en est aussi ressorti que l’éducation nouvelle est déjà, par essence, une éducation au politique et qu’il était bon d’accueillir dans les débats autour du commun la parole des enfants, trop souvent déconsidérée. Il est aussi apparu qu’il fallait éviter de s’inscrire dans une logique descendante et moralisatrice qui tendait à stériliser toutes formes de débats. Pour finir, il a été rappelé que l’on faisait aussi, parfois sans en avoir bien conscience, de l’éducation au politique au travers de nos différents objets.
Jean-Marc Lange a ensuite procédé à de nouveaux apports en s’appuyant sur la production des différents sous-groupes (voir les différents apports de JM Lange). Après avoir laissé un petit temps de débat aux participants pour clarifier ce qui pourrait être l’éducation à et/ou réagir à ce qui leur avait été présenté, nous les avons invités à un nouveau temps de réflexion autour de la question suivante « quels indicateurs en situation d’éducation sur les questions socio-environnementales mobilisez-vous dans vos pratiques ? ».
Des balises pour se repérer collectivement
Pour les aider dans cette réflexion, nous avons distribué les balises curriculaires d’une éducation au politique élaborées par Angela Barthes (voir la grille). Certains ont fait le choix de s’appuyer dessus, d’autres ont préféré partir de leurs pratiques pour construire leurs propres indicateurs. Ceux qui se sont emparés de la grille dès le début l’ont trouvée intéressante et stimulante. Ils ont toutefois attiré notre attention sur le risque, pour les acteurs, de se sentir évalués ou jugés au regard des niveaux. Cette grille doit/peut servir à construire une progression en construisant des étapes. L’intérêt de mettre le groupe en position d’évaluateur a également été souligné.
Ceux qui ne se sont pas directement appuyés sur la grille ont cherché à dégager des indicateurs. Deux grands types sont ressortis :
- Des indicateurs d’ordre cognitif : capacité à vérifier des informations ; produire, utiliser et croiser des connaissances, mobiliser de façon conjointe différentes disciplines ;
- Des indicateurs d’ordre social : capacité à coopérer ; recevoir un avis différent du sien ; percevoir l’altérité de l’autre ; ne pas réduire une personne à sa parole ; écouter ; se mettre d’accord sur les enjeux ; être acteur et prendre la parole, s’auto-organiser en petits collectifs, exprimer les désaccords, contester un dispositif ou un ordre donné ; trouver un espace d’action pour ne pas rester dans une plainte.
Des éléments issus du débat à poursuivre
L’enseignant/éducateur a tout pouvoir pour changer les choses, à partir du moment où il se l’autorise. Or les recherches montrent que les enseignants ne s’autorisent pas facilement, alors que l’institution laisse des espaces de liberté. Les possibles raisons avancées ont été les suivantes : la conformité pour rentrer dans le moule, la peur de ne pas être soutenu, le manque de formation, la conscience des enjeux, la peur de se mettre en danger.
Il n’est pas évident qu’il y ait un consensus autour de l’éducation au politique, car beaucoup d’enseignants ou d’éducateurs estiment que leur métier se limite à l’enseignement de leur discipline. On ne se pose jamais, ou très rarement, la question des enjeux transversaux des disciplines et de la finalité des apprentissages, au centre desquels les savoirs. Or l’éducation au politique devrait être un projet d’équipe avec en question centrale « comment politiser l’éducation ? »
Les enseignants doivent aussi conscientiser, dans ce qu’ils font, ce qui relève du politique, par exemple la gestion du quotidien, la posture. Ce n’est pas ce que l’on enseigne dans les écoles, car on reste beaucoup autour des enjeux de la transmission des savoirs. Le système scolaire, et peut-être plus largement le système éducatif, reste fondé sur la transmission de savoirs académiques, sans interroger ce que font ces savoirs individuellement et collectivement, comment ils nous transforment et à quelles actions collectives, à quelles finalités, en résumé à quel projet politique ils conduisent. Une participante souligne le risque que peut comporter l’action de transformation des situations éducatives. Cette action de transformation suppose de définir un cadre éthique et des valeurs qui sont celles de la justice sociale à savoir le partage, la coopération, l’entraide. Seule la visée transformatrice permet d’identifier les rapports sociaux, de déconstruire les rapports de domination, de réfléchir à nos propres aliénations. Une démarche réflexive absente d’une écologie de surface, qui tente au mieux d’atténuer les effets d’une politique néo-libérale fondée sur un extractivisme illimité.
J.M. Lange insiste alors sur la question de la neutralité souvent érigée en totem. Or ce n’est pas possible, car aucun choix, aucune posture n’est neutre. En revanche, les éducateurs ont un devoir d’impartialité. Ils doivent accepter la diversité des points de vue ou mieux en favoriser l’expression.
Il est souligné en toute fin que l’émotion est un aspect manquant dans la grille de A. Barthes et que l’émotion mériterait de figurer parmi les balises.
Cette réflexion reste à poursuivre, et nous entendons le faire avec ceux que cela intéresse, car l’outil proposé nous semble d’autant plus riche qu’il peut être co-construit avec les formés et adapté en fonction des situations d’éducation. Eduquer au politique n’est plus une option face au monde incertain dans lequel nous sommes entrés : c’est plus que jamais une priorité au centre d’un projet éducatif fort.
[1] Jean Marc Lange est professeur en sciences de l’éducation et de la formation à la faculté d’éducation de l’Université de Montpellier, directeur adjoint du Lirdef (laboratoire interdisciplinaire de recherche en didactique, éducation et formation). Recherche qui s’intéresse aux contenus d’apprentissage orientés vers l’agir individuel et collectif en société, et donc à une articulation des savoirs avec les valeurs et les finalités éducatives, dans le champ spécifique des questions socio-environnementales.
Bifurquer, quitter l’ordre millénaire
Raymond Millot nous a quitté le 19août dernier. Il avait 98 ans.
Nous, le Groupe Éducation du Conseil national de la nouvelle Résistance, le CNNR, travaillons à partir de ses écrits. En février, il nous envoie un texte.
Je le lis, le relis … Son texte est très puissant, il me fait un choc. Je ressens une urgence, une nécessité, une évidence à le faire connaître, à proclamer ce cri d’alerte. Il m’habite, tourne dans ma tête, je réfléchis à une proposition pour le faire rayonner de la façon la plus créative, percutante, inspirante et mobilisatrice.
Ce texte ne doit pas rester comme une énième déclaration mais comme un cri d’alarme qui secoue la morosité et la mollesse ambiante.
Le voici aujourd’hui.
Raymond a accepté d’en dire des extraits et je le remercie pour ce précieux cadeau.
Bifurquons, quittons l’ordre millénaire
Alors que les enfants prennent conscience de l’avenir qui les attend, leur statut d’objets façonnés et formatés selon les besoins du système économique et politique doit laisser place au statut de sujets conscients de l’importance des défis et capables de contribuer à la recherche de solutions, en collaboration avec des adultes.
Bifurquons, quittons l’ordre millénaire
Nous devons réinventer nos modèles. Mais comment et pour emprunter quel autre chemin ?
Il s’agit d’un long cheminement vers une bifurcation majeure pour aller à la racine des choses, à la racine du problème éducatif, des aliénations, ce que l’humanité se refuse de faire pour rester dans un confort relatif.
Bifurquons, quittons l’ordre millénaire
En 1882, Jules Ferry instaure l’école obligatoire, les enfants échappent enfin à l’exploitation par le travail. On leur enseigne ce qu’on nomme aujourd’hui les « savoirs fondamentaux » pour satisfaire les besoins de la révolution industrielle et ceux de la Patrie.
2021, en France : une commission indépendante, la CIVIISE, se penche sur les violences sexuelles faites aux enfants.
L’opinion découvre aujourd’hui que l’enfant, dont on parle publiquement avec at tendrissement et qui fait l’objet de soins raffinés dans les journaux, est aussi, massivement, l’objet des pires abus. On aimerait assister à une vague massive d’indignation…
2024, le juge Durand est évincé de la CIIVISE qui portait la légitimité de la parole des victimes … il semble qu’il dérange…
Bifurquons, quittons l’ordre millénaire
Nous devons réfléchir au fait qu’aucun mouvement MeToo ne permettra aux enfants de « se faire entendre », et que cette évidence nous fait le devoir, sinon de parler pour eux, du moins de réunir les preuves que leurs souffrances sont encore plus nombreuses et odieuses que celles des femmes. Il nous est possible d’agir sur celles qu’ils subissent à l’école
Certaines violences sont depuis peu connues du public : harcèlement, décrochage, phobie scolaire, détérioration de la santé mentale des enfants et des adolescents. Le problème de ces violences graves nous fait remonter à la racine des causes.
A cet effet, nous proposons de prendre au sérieux l’objectif majeur qu’osait évoquer Jules Ferry, l’émancipation, et de réfléchir à la manière de transposer, à l’intention des enfants, la conviction de Karl Marx : « l’émancipation de la classe ouvrière doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes »…
Quel est le statut des enfants dans le service public, aujourd’hui ?
Dans cette école, les enfants deviennent objectivement des objets dont les étapes de formatage sont suivies attentivement : les évaluations se multiplient. Aujourd’hui les organisations politiques défendent l’école de la république et évoquent volontiers sa fonction éducatrice mais elles se gardent de dénoncer le rôle du système scolaire dans la reproduction sociale comme ont osé le faire les sociologues Bourdieu et Passeron.
Aujourd’hui bifurquer est une obligation, c’est le projet d’une bifurcation majeure, la bifurcation du statut de l’ensemble du vivant. Elle commence à s’imposer.
Bifurquons, quittons l’ordre millénaire
Nous proposons donc de reconnaître aux écoliers un statut de sujets, de considérer, non plus qu’ils doivent admettre la société et possiblement l’améliorer, mais qu’ils doivent être les acteurs du changement, et donc qu’il nous revient de leur permettre de s’y préparer. Notamment en étant acteurs dans leurs apprentissages. C’est le minimum qu’on peut faire pour eux après leur avoir légué un monde invivable… »
Nos enfants aborderont mieux les situations difficiles à venir avec un statut de sujet. Affirmer le rôle et la place des enfants, c’est conclure à la modification de leur statut, c’est les reconnaître comme partenaires.
Bifurquons, quittons l’ordre millénaire
Il faut affirmer que l’éducation est un bien commun qui, en tant que tel, ne doit pas dépendre d’un quelconque pouvoir politique ou économique mais faire l’objet d’une construction collective évolutive, élaborée démocratiquement, politiquement indépendante.
En résumé, il s’agit de quitter l’ordre millénaire. Raymond Millot nous indique la voie à suivre ; le cap est clair. Il ne nie pas les difficultés dont il sait que la plus grande est certainement de dépasser nos propres aliénations et de refuser le statut d’objet.
Il faut insister. Insister longtemps.
Bifurquons, quittons l’ordre millénaire
Oui, il s’agit bien d’une utopie mais d’une utopie concrète, concrète parce qu’elle est plus que jamais le lieu où se dénouent les impossibles. Elle est LE lieu pour penser une école en dehors de sa dépendance à un pouvoir politique aliéné à une économie dévastatrice. Raymond nous offre des pistes qui prennent corps dans un scénario qui n’est pas que fictionnel : les expériences passées qu’il a vécues ou suivies montrent que cette bifurcation est possible.
Bifurquons, quittons l’ordre millénaire
Il semble donc tout à fait réaliste de proposer aux forces progressistes et aux syndicats de projeter une CONVENTION CITOYENNE DE L’EDUCATION, un dispositif possible fructueux, où pourraient être discutées cette notion de BIEN COMMUN et les conditions d’une réelle INDEPENDANCE vis-à-vis des pouvoirs politiques.
Il s’agirait d’interpeller les institutions existantes comme le défenseur des droits ou la Convention internationale des droits de l’enfant qui a fait de l’enfant un sujet de plein droit, pour qu’elle s’adapte elle aussi au nouveau paradigme. Le projet pourrait être porté par Convergence(s) qui rassemble l’ensemble des associations éducatives.
Bifurquons, quittons l’ordre millénaire
Pour terminer, je vous invite à découvrir, dans son dernier opus, la fiction imaginée par Raymond Millot : il s’agit de concrétiser une mobilisation générale face aux effets du réchauffement, qui permet d’imaginer comment la pédagogie de projet peut encourager un autre accès au savoir tout en générant des attitudes collectives favorables à la résilience.
Dans cette fiction, on se retrouve en 2030 dans le bassin d’Arcachon. Les préoccupations des habitants se portent sur la montée de la mer. Mais c’est un nouvel incendie de forêt qui, enfin, pousse une poignée de profs un peu politisés à rédiger le tract suivant pour leurs collègues : « Confrontés à ce nouveau feu, une mobilisation générale est nécessaire.»
Nous considérons que les enfants doivent y participer. Les actions à envisager peuvent alimenter et donner du sens à nos enseignements dans tous les domaines: lecture, écrits, maths, sciences, expression artistique … Posons aux élèves la question : que pourrait-on faire ? » ………
Bifurquons, quittons l’ordre millénaire
Vous pourrez lire la suite, inventive et créative, dans le livre de Raymond : « Bifurquer … changer l’ordre millénaire » aux Editions Massot. Il sortira en librairie le 9 janvier 2025.