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Education et biens communs

La « Déclaration » du C.N.N.R.  comporte ce point :

« Les biens communs sont l’air, l’eau, la biodiversité, la santé, l’éducation. La liste des biens communs est complétée par une délibération d’une convention de citoyen »

Je note plus bas l’existence d’au moins 7 déclarations ou écrits qui évoquent les « communs »  en y intégrant, comme le CNNR, l’éducation.

En tant que «  vieux militant qui rêvait de refaire le coup des jours heureux »  comme me présente Denis Robert dans « RESISTONS ENSEMBLE »,  je me permets d’exprimer mes raisons de soutenir un tel projet, d’imaginer, sur la base d’une longue expérience dans l’innovation et la recherche, le processus sa mise en œuvre, et de souligner  son opportunité inattendue…

Ce n’est peut-être pas un hasard si la réflexion qui suit s’opère dans une période révolutionnaire, celle de «  me too » et « me too inceste » celle  qui ouvre le procès du patriarcat…

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Des anthropologues ont décrit les évolutions du statut de l’enfant. Il conviendra d’en tirer profit. Voici mes propre constats.

Les enfants  comme « bien familial »

L’enfant est le produit de l’instinct animal de reproduction. Instinct que l’Homme intellectualise de diverses façons (preuve de  sa virilité, moyen de se prolonger en mieux si possible, de donner du sens à sa vie, de contribuer à l’avenir de l’humanité, etc…). 

L’enfant a constitué longtemps aussi un « bien » qu’on possède (2). Un objet du patriarcat. Il peut être une ressource pour la famille (enfant placé chez un patron, enfant mendiant, mariages monnayés, enfant prostitué, enfant guetteur ou porteur de drogue, charge explosive pour un attentat  etc…). Un objet de fierté ou de honte. Un objet sexuel . Un objet de chantage quand les géniteurs se séparent. Un simple objet qu’on rejette (filles « déshonorées ») – qu’on abandonne : enfants des rues . Etc.

L’enfant a été jusqu’au milieu du XXème siècle un objet que la famille  formate pour transmettre ses « valeurs » elles-mêmes fruit d’un formatage social. La  reproduction  familiale s’est longtemps réalisée. Les garçons y bénéficient encore  d’un statut privilégié, les filles commencent à en prendre conscience. Les sociologues révèlent qu’on peut estimer qu’il existe dans chaque classe entre un et trois enfants victime de l’inceste !

En 2020, avec me too, et me too incest le processus émancipateur s’accélère d’une manière inimaginable…

Par comparaison, l’affirmation « l’enfant est une personne, un  sujet à part entière dès son plus jeune âge », émise au cours des  années 1950 par Françoise Dolto, a commencé à pénétrer l’esprit public en 1968, mais n’a ébranlé le système scolaire qu’à la marge (3).  En 2020 , l’idée d’une éducation comme « bien commun » peut et doit produire aussi une accélération (4)

On verra comment, en 2021 le ministre Blanquer entreprend de la faire régresser. 

Dans le champ familial, de nombreuses aliénations découlent de la réification de l’enfant, du très long statut d’objet possédé par le père, dont la fonction de chef de famille n’a été supprimée qu’en 1970 . Le concept émancipation évoqué par Marx a concerné en premier lieu les travailleurs. En 1871, la Commune n’a pas eu le temps de transformer les statuts des autres « dominés », la femme, l’enfant… Jules Ferry a prétendu que l’émancipation découlerait de l’accès au savoir que l’école publique allait transmettre… tout en conditionnant les enfants. Sa lettre aux instituteurs est révélatrice : « Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu’il vous entendrait dire ».

Ce rôle du « savoir » est incontestable, s’il s’agit d’un savoir « construit », dès la petite enfance, par la pratique systématique de la réflexion individuelle et collective, par l’exercice de l’esprit critique, et par la transmission des savoirs établis, au moment opportun, par les éducateurs. Cette pédagogie a été mise en chantier par les mouvements pédagogiques d’une manière très minoritaire mais l’expérience acquise est riche d’enseignements. Les rares enfants qui en ont bénéficié en témoignent quand ils sont interrogés et il est probable qu’ils contribuent eux-mêmes au projet émancipateur dans leur famille et peut-être dans le champ politique.

Les enfants (et les adolescents) comme « bien social »

Les sociétés « primitives » peuvent accorder une grande liberté aux enfants mais leur imposent de se conformer à la culture du groupe social (rites d’initiations, etc.). Objets, outils, facteurs de la « reproduction sociale ». Il importe de respecter les coutumes positives qui persistent. Il est d’actualité de s’interroger, en termes d’émancipation, sur celles qui servent à dominer. Cette « réflexion systématique » dans le champ éducatif semble le meilleur moyen pour que les dominés se libèrent eux-mêmes…

En France, les enfants ont été considérés très longtemps comme un bien. Le père de famille, mais aussi l’Eglise, avaient la charge de les conditionner. L’Eglise voulait conserver ce privilège au début du XXème siècle. Ses écoles sont encore nombreuses aujourd’hui, fréquentées principalement par les enfants des classes privilégiées. Les classes populaires bénéficient de l’école laïque et sont, pour le moins, protégées de ce conditionnement. Le scandale qui se révèle aujourd’hui (plus de 10 000 enfants abusés sexuellement par des prêtres pédophiles que la hiérarchie protège encore) montre la face sombre du concept « bien social » : l’enfant est un objet qu’on peut encore massivement torturer et qui plus est un facteur de reproduction du crime. La mansuétude passée de la justice mérite d’être interrogée…

L’Etat moderne peut gérer la population en tant que « bien social » par une politique nataliste (avec la criminalisation de l’avortement et de la contraception), développée après la guerre de 14 et jusqu’en 1974. Inversement,  la Chine de Mao a mené une politique de l’enfant unique, non sans conséquences négatives…  Il est encore indécent de considérer que la terre est surpeuplée ! 

L’éducation des enfants est un investissement,  qu’on ajuste à chaque époque .

Du temps de Jules Ferry, l’école publique devait éduquer une future main-d’œuvre sachant suffisamment  lire et compter pour satisfaire les besoins de l’économie et la formater au profit d’une morale conservatrice et du patriotisme (l’Histoire comme « roman national » a encore cours de nos jours). Les futurs cadres allaient dans les petites classes des lycées où ils avaient accès à la culture, au latin,  au grec, à la musique…). Le formatage prenait d’autres formes et contribuait à la légitimation de la classe dominante.

La jeunesse apparaît plus précisément aujourd’hui comme bien et comme objet (outil, matière…)  pour assurer la reproduction sociale, pour répondre aux projets de l’économie, pour subir les conséquences des choix économiques et politiques, ou les délires totalitaires sur les champs de  bataille (etc.).

Alain Supiot illustre cette réalité d’une manière saisissante dans son cours au collège de France (Les Figures de l’allégeance 2014). Il décrit l’application du taylorisme à la conduite de la guerre de  1914 : 

« Mobilisation totale » –toute existence est convertie en énergie (5). La guerre « gigantesque processus de travail ». L’ordre militaire impose son modèle à l’ordre public. Mobilisation totale dans une « guerre économique perpétuelle et sans merci » au sein d’un « marché total ». Il cite Norbert Wiener : « les pays se sont transformés en gigantesques usines produisant des armées à la chaîne afin d’être en mesure  de les envoyer  24h sur 24  au front où un processus sanglant mécanisé joue le rôle du marché …turbine alimentée en sang humain».

Le ministre Blanquer entend aujourd’hui réaffirmer le statut de l’enfant comme « bien social » au service de l’économie capitaliste, et mettre fin à toute velléité émancipatrice.

L’école maternelle (souvent idéalisée) a été le lieu où l’idée que l’enfant est une personne était cultivée. Blanquer siffle la fin de la récréation : il expérimente  un questionnaire concernant les 2 -3 ans entrant à la maternelle. Les instits doivent cocher ce qu’elles-ils observent «Agité, répondeur, désordonné, rebelle ». Dans une « note d’analyse et de propositions », le Conseil Supérieur des Programmes (CSP) suggère de focaliser l’école maternelle  sur quelques apprentissages ciblés  (appartenant aux « fondamentaux ») qui seraient intensément travaillés . 

La grande section (5 ans) doit devenir la propédeutique d’un CP chargé d’enseigner la lecture de la manière la plus archaïque (prétendument justifiée par des travaux sur le cerveau).

Le CSP entend faire entrer ces enfants dans le moule scolaire au plus vite, transformer ces petites personnes au plus vite en objets « rentables ». (6)

A partir de 6 ans, le statut d’objet est depuis longtemps bien établi. L’enfant doit se conformer aux objectifs des programmes. Une sorte de rite d’initiation cruel pour beaucoup, si l’on considère le nombre de blessures,  humiliation voire  mutilations de la personnalité qu’il engendre. Les enseignants qui s’en indignent sont minoritaires. Dans des situations exceptionnelles certains inventent des organisations (ex. : les classes multiâges où les enfants peuvent se développer hors des normes imposées), et  mettent en œuvre des pédagogies non excluantes…  Situations appelées à disparaître avec  un ministre qui se veut à la tête d’une startup et entend remettre de l’ordre dans le processus de production.

Ce qui change complètement la donne

On pourrait considérer que ces constats relèvent simplement d’une critique radicale portant à la fois sur le statut de l’enfant et sur le système éducatif, que l’émancipation est un projet dont les avancées et les régressions font partie du cours de l’Histoire et qu’il importe de résister autant que faire se peut et militer pour retrouver la marche vers « les jours heureux ».

Ce serait faire comme si les manifestations maintenant visibles de l’anthropocène ne nous mettaient pas devant une alternative : changer de paradigme ou sombrer dans un chaos mortel pour l’humanité. 

Nous pouvons et devons dès aujourd’hui considérer que nos enfants vont se trouver au cœur de cette alternative. Soit  victimes, soit  facteurs majeurs du changement de paradigme, c’est pourquoi le projet éducatif devrait avoir une place centrale dans notre réflexion.

La pédagogie du projet qui fonde les apprentissages sur les réalités de l’environnement a fait ses preuves. Elle a donné naissance à l’idée d’une société éducatrice. Le « changement de paradigme » va entraîner une mobilisation de toutes les énergies pour transformer nos modes de vie et réaliser des changements dans de nombreux domaines. 

Les enfants et les adolescents devront y prendre part. A cet effet, les éducateurs, les enseignants, devront s’emparer de cette pédagogie du projet et la faire fructifier selon des modalités qu’il faut dès aujourd’hui étudier : faire connaître cette pédagogie dans le public – en faire connaître les modalités aux enseignants – montrer que de nombreux acteurs dans la société peuvent avoir un rôle important dans le processus – utiliser toutes les incitations pour multiplier les volontaires – populariser les réalisations –  montrer que le potentiel de chaque enfant peut s’y exprimer, que  le moteur n’est plus la compétition mais le sentiment de participer au bien collectif, d’appartenir à une équipe solidaire.

L’Histoire récente a montré que des idéologies les plus contraires ont impliqué les enfants dans des « mobilisations » totalitaires et funestes. Il importe donc aussi de mettre l’émancipation en tête des objectifs poursuivis et de veiller à l’équilibre entre le respect de l’individu, l’enfant est une personne, et l’implication dans le projet collectif, l’enfant est un être social

Le double aspect de la notion de bien commun appliqué à l’éducation sera ainsi harmonisé : les enfants et la jeunesse :

– comme un investissement pour préserver les chances de survie de l’espèce humaine en faisant passer l’intérêt commun, nécessairement durable devant l’intérêt privé dépourvu de limite. Il ne s’agit plus de faire de chacun-e  un rouage plus ou moins important de la machine économique, mais un acteur contribuant à un projet vital en utilisant tout son potentiel.

– comme vecteurs de l’émancipation, individuelle et collective susceptible de marquer de la différence du statut de l’homme au sein du monde animal.  

Raymond  Millot   le 21 février 2021

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 (1) -Ludivine Bantigny historienne membre du collectif « Faire commune »précise que «  es communs sont des ressources et des biens, mais aussi des actions collectives et des formes de vie fondées sur la coproduction. Ils se fondent sur la solidarité et la coopération(…) non plus le marché mais le partage, non plus la concurrence mais la solidarité, non plus la compétition mais le commun. Nous avons pleine  légitimité à défendre ‘ce monde d’après’ ».

-D. Bourg –G.Chapelle –J. Chapoutot_ Ph.Desbrosse –  X.Ricard Lanata – P.Servigne – S. Swaton sont plus précis dans la  mesure 25 de leurs « 35 PROPOSITIONS » (1): Réforme de l’éducation et de la recherche donnant la part belle, pour ce qui concerne la première, à la coopération et la créativité et pour la seconde aux sciences citoyennes et participatives sans entraver la recherche fondamentale, plus que jamais essentielle.

-La CONVENTION CITOYENNE POUR LE CLIMAT a fait des recommandations  concernant l’éducation qui, sans citer le concept de « communs » vont tout-à-fait dans le sens que nous lui donnons. Elles figurent sur le site https://www.conventioncitoyennepourleclimat.fr/

-L’UNESCO  https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000232696 

128   « L’éducation, un bien commun ? questions  sur  la  notion  d’éducation  envisagée  comme  un  bien  public  et  sur  l’aptitude  de  l’État à garantir à tous le droit à l’éducation.

Recontextualiser le droit à l’éducation. Le  discours  international  sur  le  développement  fait  souvent référence à l’éducation, à la fois en tant que droit  humain  et  bien  public.  Le  principe  de  l’éducation  considéré  comme  un  droit  fondamental de l’être humain qui permet la mise en œuvre d’autres droits humains. »

-Benjamin Coriat  nous rappelle la définition juridique de biens communs « les choses qui expriment des utilités fonctionnelles  à l’exercice des droits fondamentaux ainsi qu’au libre développement de la personne »

-Alain Supiot  dans une conférence au Collège de France a traité du sujet en 2010  

(2) Le pater familias était l’homme de plus haut rang dans une maisonnée romaine. Il détenait la patria potestas (puissance paternelle) sur sa femme, ses enfants et ses esclaves. Cette potestas était « de vie ou de mort »

(3) au cours des années 1960 Robert Gloton inspecteur et président du GFEN entendait faire avancer cette idée en créant les écoles expérimentales (dont l’école Vitruve)  Ses collègues se moquaient de sa « pédagogie des folies bergères »

(4) le site www.educationbiencommun est un outil  qu’il importerait d’utiliser à cet effet

(5)  la révolution industrielle, avant même le taylorisme, avait de la même manière transformé les travailleurs « en énergie ». Le paysan, l’artisan, étaient des personnes possédant des savoirs et des savoirs- faire, ils deviennent  des prolétaires (cf.Marx), dans le processus de production capitaliste, des objets, des rouages de la chaîne de production.. Alain Supiot évoque les chaînes de l’usine Ford dans les années 20 où l’on considérait que l’ouvrier devait laisser son cerveau au vestiaire). André Gorz (1923-2007) penseur de l’écosocialisme, a étudié  l’expérience des usines Suédoise Volvo ou les travailleurs, dans le cadre d’une expérience autogestionnaire, changeaient de poste et mettaient en commun  leurs savoirs et savoir-faire  d’une manière organisée. Projet de sortir de l’état de prolétaire qui s’est avéré dangereux parce qu’il donnait des idées subversives aux ouvriers. L’expérience a été interrompue. 

 (6) Mireille Brigaudiot, Pascale Garnier , Sylvie  Plane : « Vouloir rendre « rentable » l’école maternelle est une aberration technocratique » article publié dans le Monde du 9 février 

Plus d’informations : educationbiencommun.fr

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