Dans nos sociétés contemporaines, ne pas prendre part à autre chose que ce que l’on veut faire en termes de lutte contre les inégalités sociales n’est pas chose aisée pour les bénévoles de l’aide alimentaire. En effet, comment ne pas tomber dans une forme d’utilitarisme dans lequel le corps de celui qui vient en aide et le corps de l’aidé vont, à leur insu, nourrir un capitalisme insatiable. Comment agir lorsqu’un marché indigne de la faim s’organise sous leurs yeux et conjugue la détresse de la survie des uns aux profits de quelques autres. Comment, dans un tel contexte, l’aide alimentaire peut encore se situer à la fois dans une perspective de lutte contre la pauvreté et de résistance face à des injustices flagrantes ?
En effet, loin de cogérer une pauvreté grandissante, les acteurs impliqués résistent pour éviter que les plus vulnérables ne soient broyés par l’économie de marché. Ils déploient avec talent une économie morale[1], nourrie du principe de justice. Hélas, malgré une énergie considérable employée à sauver l’autre, force est de constater que, loin d’être une réponse ponctuelle à une situation d’urgence exceptionnelle, l’aide alimentaire s’est institutionnalisée. Elle est devenue une part du système alimentaire. Elle est pour des milliers de personnes une façon de se nourrir.
Toutefois ne nous y trompons pas, cet état de fait n’est pas une fatalité, une urgence qui perdure doit nous interroger l’organisation du système, des choix politiques et économiques et du fonctionnement des institutions. Un tel questionnement n’incrimine pas les acteurs de terrain de l’aide alimentaire, bien au contraire – qu’ils soient ici salués pour leur travail précieux. Non, ce questionnement s’adresse aux responsables des politiques alimentaires et sociales.
S’intéresser à la structure de l’aide alimentaire permet de révéler un pan méconnu d’un système alimentaire devenu fou. Si on s’inspire de l’analyse que fait Boris Cyrulnik [2], neuropsychiatre, de l’origine de la violence, nous pouvons même aller plus loin et situer ce système alimentaire dans un délire logique. Car, n’est-ce pas délirant que 3 agriculteurs se suicident tous les deux jours, que 27 fermes disparaissent chaque jour et que plus de 5 millions de personnes aient recours à l’aide alimentaire (dont des enfants) alors que d’après l’Agence de la transition écologique (ADEME) 10 millions de tonnes de nourriture sont jetées chaque année en France pour une valeur commerciale estimée à 16 milliards d’euros ? Alors que l’on prône le bien manger, les 5 fruits et légumes frais par jour et le sans pesticide. Énoncer les choses comme cela semble délirant, et pourtant les choix qui conduisent à ces aberrations sont parfaitement logiques si on retient comme grille analytique la rentabilité, l’accumulation des richesses, etc. Ces sacrifices des paysans, des pauvres, apparaissent alors comme nécessaires à l’exercice d’un système bénéfique pour le plus grand nombre.
Les structures de l’aide alimentaire en crise
Pour bien comprendre de quoi il est question, rappelons que l’État français est en charge de l’aide alimentaire. Le choix a été fait de déléguer la mission de redistribution de denrées à cinq structures : les banques alimentaires, qui sauf exception ne font pas de distribution directement aux personnes mais sont le lieu où vont venir les structures de l’aide alimentaire, à l’exception des Restaurants du Cœur, autre acteur missionné, qui gère ses propres collectes. Les trois autres structures à qui est déléguée cette mission sont : le Secours populaire, la Croix rouge et plus récemment les épiceries sociales. À ces structures dédiées, il faut associer le rôle des mairies, qui tentent également de faire face avec très peu de moyens alloués. Secrétaires de mairie pour les petites communes, assistantes sociales pour les plus grands territoires, ces personnes sont en ligne de front mais avec trop peu de moyens.
Ainsi, lors d’une réunion où des assistantes sociales étaient présentes, celles-ci confiaient aux participants que le fait d’organiser des collectes entre elles pour avoir des couches, du lait infantile et autres produits qu’elles jugeaient indispensables pour atténuer des réponses ne pouvaient être à la hauteur des besoins évalués. Ce jour-là, elles ont également évoqué avoir parfois mis la main au porte-monnaie, faute d’argent public disponible, pour simplement pouvoir faire leur travail : accompagner, aider, rassurer, reconnaître l’autre comme un sujet de droit.
En parallèle, mes nombreux entretiens auprès de personnes concernées, bénévoles, salariés, élus impliqués dans l’aide alimentaire, ma longue immersion de cinq années au sein des Restos du cœur et mes observations de terrain m’ont amenée à ce constat : la mission qui est confiée à ces acteurs est une mission impossible. Chaque année l’ensemble des structures remontent leurs inquiétudes accompagnées de leurs besoins précis et chaque année ils doivent bricoler avec parfois moins. On ne les entend pas, ils dépenseraient trop et mal, ils doivent justifier de ne pas y arriver. Cette forme de violence se nomme l’inversion de la faute. Coluche disait : « La politique c’est : dites-nous de quoi vous avez besoin on vous dira comment vous en passer ». Alors que nous aimerions que cette phrase soit uniquement une blague, on s’aperçoit que c’est ce qui est en œuvre sur le terrain.
Ainsi, en septembre 2023, le cri d’alerte du président des Restos du cœur est clair : malgré leurs demandes, ils n’ont pas été entendus. Aussi, ce dernier explique que si des dons conséquents ne sont pas faits, « les Restos du cœur risquent de mettre la clef sous la porte ! ». Émoi, stupeur et tremblements, le héros se plaint, la situation est grave. Grand seigneur, Bernard Arnaud offre 10 millions d’euros et Aurore Bergé, alors ministre des Solidarités et des familles, en appelle à la générosité des entreprises, qui donneront. Ces évènements marquent des orientations politiques fortes. Il faut entendre que cette situation était prévisible et a été annoncée par l’ensemble des structures qui, depuis la crise économique de 2008, amplifiée suite à la crise sanitaire de 2019, n’ont jamais retrouvé un fonctionnement normal. Trop de personnes entrent dans la file active de l’aide alimentaire sans jamais en sortir ! À quoi servent donc ces dons des grandes fortunes, de particuliers anonymes, de supermarchés ? Pourquoi l’État, au lieu de financer correctement la lutte contre la pauvreté, en appelle aux dons ?
Ces dons participent à l’approvisionnement de l’aide alimentaire. Ils coûtent moins que la valeur réelle du produit puisqu’il ne coûte que les 60 à 40 % de leur défiscalisation, de plus le bénévolat est un travail gratuit. Notons que l’approvisionnement n’est pas constitué uniquement de dons, il comprend de manière assez schématique pour l’ensemble des structures à peu près la même chose. Il y a le FSE+, soit les fonds d’aides européens. La France a choisi d’avoir une politique d’achat pour cette attribution, elle lance donc via FranceAgriMer des appels d’offres conséquents, et seule l’agro-industrie peut y répondre. C’est à travers ce dispositif qu’ont eu lieu les scandales des blancs de poulet gonflés avec de l’eau, ou des steaks hachés qui contenaient de tout sauf de la viande. Ces évènements révèlent la recherche de prix les plus bas possibles au détriment de la qualité des produits et des besoins des personnes.
Autre source d’approvisionnement : les achats des structures qui vont venir compléter les dons collectés, de particuliers ou d’entreprises et la récupération en supermarché. Cette dernière source d’approvisionnement représente environ 25 % des denrées qui vont constituer les paniers remis aux personnes. Intensifiée et quelque peu transformée avec la mise en œuvre de la loi de Guillaume Garot, qui lutte contre le gaspillage alimentaire, cette pratique interroge l’usage même du terme don pour la qualifier. En effet, un don nécessite de ne pas connaître la contrepartie en avance, d’être gratuit, et l’absence de contrat. Or, dans le cas présent une convention de don vient dire ce qui sera donné en retour : une défiscalisation. Défiscaliser des produits qui coûtaient auparavant de l’argent aux grandes surfaces du fait du paiement de la taxe de destruction d’aliments, interpelle. En effet, si le choix est fait d’étendre la valeur d’un produit en proposant un nouveau débouché, en quoi cela peut-il inciter à la réduction du gaspillage ?
Ce processus s’inscrit davantage dans la création d’une forme de marché immorale de la faim, où l’on admet que ce qui était bon à jeter hier, et qui n’est plus bon pour les acheteurs est assez bon pour les pauvres. Dit de cette manière-là, cela passe moins bien. Pourtant, sur le terrain, les bénévoles ont petit à petit dénoncé les pratiques de certains supermarchés. « On est devenu le Véolia des grandes surfaces » déplorait un bénévole de la Croix Rouge lors d’un rassemblement. Les alertes ont été si nombreuses que l’ADEME a lancé une étude pour connaître la hauteur des dons défiscalisés mais que les associations ne peuvent pas donner, il s’agit de 65 millions d’euros de perte nette pour l’État français, soit 16 % des produits donnés.
Au-delà des chiffres, au bout de cette chaîne, il y a des personnes. Cette mère de famille qui, de retour d’un centre de distribution, pose l’ensemble des produits sur la table, regarde les dates et doute : peut-elle donner ou pas certains de ces produits à ses enfants, c’est bon, ou ce n’est pas bon ? Il y a aussi ce jeune homme qui me jette des paquets de biscuits au visage lors d’une maraude en me demandant si je le prends pour un chien. Cela ne sert à rien de lui réciter le discours comme quoi il ne tombera pas malade, que ce n’est qu’une date de fraîcheur. Lui a compris que d’autres n’ont pas voulu l’acheter et que depuis des mois il devrait absorber ces surplus.
Car, si nous concédons à appeler dons ces aliments, alors pensons qu’un contre-don a déjà été réalisé du fait de la défiscalisation, aussi la personne qui reçoit devient aux yeux de la société une variable d’ajustement d’un système qui surproduit. Aucun retour n’est attendu de sa part. Au-delà d’exclure socialement les destinataires, la surproduction a également de fortes conséquences sur le milieu agricole, qui doit produire trop pour produire assez et qui doit se résigner à vivre des aides de la politique agricole commune (qui pousse à l’agrandissement et donc au surendettement) et non pas d’une rémunération juste des productions.
Violence alimentaire et système de don
Ainsi, après cinq années d’immersion au cœur des Restos, avec et comme bénévole, le concept de violences alimentaires s’est imposé pour décrire les impacts physiques et psychologiques d’un système basé sur le don. Il s’agit de comprendre que, dans un pays qui a ratifié les traités internationaux, le droit à l’alimentation devrait être appliqué. Or, comme ce droit n’est pas opposable, la France fait le choix d’appliquer ce qui est conforme aux lois du marché et aux règles de l’OMC, mais pas aux droits fondamentaux des personnes. Rappelons que le droit à l’alimentation ne consiste pas dans le fait d’être nourri, mais comprend d’autres dimensions telles que l’accès digne, le respect de la culture, etc. L’aide alimentaire, en ce qui concerne les grosses structures, n’a pas les moyens de permettre le respect de ce droit, elle peut tout juste mettre à l’abri de la faim. Car peu de structures vont donner aux personnes de quoi se nourrir toute la semaine : les personnes devront taper à plusieurs portes et raconter leurs histoires de vie encore et encore, montrer leurs dépenses et les justifier. Imaginez-vous devoir vous inscrire et montrer aux caissières vos relevés bancaires pour aller faire vos courses ?
Malgré tous les efforts des bénévoles, l’aide alimentaire se situe dans une violence structurelle, telle que la définit Paul Farmer. Anthropologue et médecin à Haïti, il dénonce le fait de voir des personnes mourir de maladie bégnine parce qu’ « on » refuse de payer les traitements adéquats ou de les rendre accessibles en sortant certaines molécules des brevets. De la même manière, il est possible de qualifier les violences alimentaires en France car on se situe dans un État qui devrait mettre en place le droit à l’alimentation, qui produit une nourriture en abondance mais qui, par des logiques de privation, de confiscation de la ressource, voit une partie de sa population impactée et développer des troubles physiques (obésité, diabète, hyper-tension, etc.) et psychologiques (perte d’estime de soi, dépression, etc.) du fait du non-accès à l’alimentation.
Grâce aux bénévoles, le don peut charger les plats de justice, montrer toute la solidarité au travers des plats de résistance et d’autres services qui reconnaissent l’autre, mais il ne peut pas faire la justice, comme le constatait Marcel Mauss en concluant son essai sur le don. Il comprend deux forces en tension : la force créatrice vectrice d’une forme d’économie morale, comme cela vient d’être mentionné, et une force maléfique empreinte de domination, qui est une véritable menace pour la paix. La domination s’exerce lorsque les plus riches se mettent en scène et brillent dans un don ostentatoire, qui choisit quand et comment ceux que son autre main affame devront manger. Le don oblige et assigne à dire merci, à être à la merci quand la demande des personnes n’est pas de recevoir de l’aide alimentaire, mais bien de choisir l’alimentation qui leur convient.
La Sécurité sociale de l’alimentation
Ainsi, depuis 2019, un collectif a vu le jour et propose un projet politique qui permettra de désengorger l’aide alimentaire pour qu’elle n’ait plus qu’à gérer les véritables situations d’urgence. Il s’agit de la Sécurité sociale de l’alimentation, la SSA. Pensée à partir du modèle de la sécurité sociale telle qu’elle a été proposée en 1945 et mise en place en moins de deux ans, la SSA repose sur 3 piliers. Le premier pilier, c’est l’universalité : c’est pour tout le monde, n’importe quel habitant français aurait droit à 150 € par mois pour la nourriture. Mais attention, pas n’importe quelle nourriture, il y aurait des caisses pour gérer l’argent des cotisations (c’est le deuxième pilier), afin de conventionner des produits de façon éclairée (c’est le troisième pilier). Par exemple, nous pouvons imaginer des personnes tirées au sort et réunies pour débattre, après avoir été formées et informées pour décrypter les enjeux de leurs décisions, de quel poulet devrait être conventionné, dans quelles conditions et à quel prix.
Dans les expérimentations, comme à Montpellier, le comité citoyen décide de payer le prix juste aux producteurs et aux productrices, de s’assurer également du respect des personnes sur l’ensemble de la chaîne (conditions de transformation et de vente comprises). De la même manière que la sécurité sociale de la santé a permis la création des CHU, ce projet vise à transformer complètement nos paysages. Il faut imaginer un retour massif à l’agriculture puisqu’au 380 000 agriculteurs recensés il faudrait en ajouter plus d’1 million pour que chacun et chacune ait la possibilité de manger des fruits et des légumes frais cultivés de manière durable (autre critère retenu par les comités citoyens). La SSA n’est plus une simple idée, évoquée en 2017 et commençant à vivre en 2019, la SSA aujourd’hui est un projet qui a vu naître 30 initiatives en très peu de temps sur l’ensemble du territoire et qui ne cesse de grandir, parce que c’est une proposition censée, même si aux yeux du capitaliste elle apparait comme illogique.
Ma position personnelle sur ce projet est qu’il me donne un souffle nouveau là où l’ethnographie de la précarité alimentaire me rendait triste et en colère, submergée par un sentiment d’impuissance. Triste des situations vécues par les personnes vulnérables, en colère de ne pouvoir faire plus malgré des heures et des heures d’engagement. Il me permet également de mesurer l’importance de notre récit commun. Il me semble essentiel de sortir du récit d’une classe dominante qui plonge la société dans un délire logique : « bien nourrir la population coûterait trop cher ». Je ne le crois plus, je crois qu’un choix politique de paix et de justice sociale peut aboutir à la mise en œuvre d’une SSA : il faut sortir l’alimentation du marché pour que la nourriture ne soit pas l’arme de ceux qui partent en guerre mais bien l’outil de ceux qui bâtissent la paix. Robert Jaulin nomme Paix Blanche le temps qui succède à l’ethnocide amérindien. Ici en France nous assistons à l’ethnocide paysan.
Nous l’avons vu, entendu, compris il y a quelques mois : nos agriculteurs souffrent, meurent, disparaissent. Penser un monde sans paysan, c’est faire prendre un risque inconsidéré à l’ensemble de la population, penser un monde avec des milliers de paysans et une économie de la subsistance, c’est transformer les résistances en œuvre (tant au niveau de la défense des paysans que dans l’aide alimentaire) en résilience et en justice, afin d’offrir à nos enfants les conditions de la Paix.
ANTHROPOLOGUE, DOCTEURE EN ANTHROPOLOGIE
« De l’aide alimentaire à la sécurité sociale de l’alimentation »
[AOC – mardi 4 juin 2024]