Appel au développement d’une véritable Économie Non Marchande [1]
1/ Les limites et les impasses de l’économie marchande :
Depuis la révolution industrielle, notre société s’est développée de façon extraordinaire sous l’impulsion d’une économie de marché adossée aux lois de l’offre et la demande. Si cette économie, fondée sur la technologie et guidée par la recherche du profit, a permis de très importants bénéfices individuels et collectifs, elle est aussi à l’origine de fortes inégalités sociales et de dégâts écologiques devenus insoutenables.
Croissance et productivisme : un moteur à bout de souffle
Notre développement économique s’est opéré sur la base d’un modèle productiviste adossé au dogme de la croissance. Cependant, l’augmentation continue de notre consommation de matières premières et d’énergie nous conduit à épuiser les ressources naturelles et à détériorer l’environnement. La seule alternative proposée par nos gouvernants est la croissance verte, dont les limites sont patentes.
Désencastrement de l’économie
L’économie de marché, en devenant le moteur exclusif de notre développement, s’est désencastrée des sphères sociales et écologiques dont elle dépend pourtant. Cela l’a conduite à détruire une partie croissante de nos biens relationnels et à ignorer la donne écologique dans ses modèles en considérant la nature comme un réservoir de ressources monétisables et inépuisables.
Atomisation sociale et mise en danger de nos biens communs
La propension de notre économie à tout marchandiser tend à réduire les rapports humains aux échanges économiques et à atomiser la société en détruisant nos liens et nos solidarités de proximité. Elle conduit aussi à affaiblir nos liens avec l’ensemble du vivant en mettant en danger nos biens communs naturels (eau, air, forêts) et sociaux (santé, éducation, sécurité), dont la gestion est de plus en plus confiée à des intérêts privés, donc principalement marchands.
Mondialisation et fragilisation des économies locales
La spécialisation et la mondialisation ont accru le pouvoir d’achat des pays les plus riches, mais elles ont, en même temps, rendu les sociétés plus vulnérables et moins résilientes en cas de crise. Elles ont aussi contribué à la destruction de l’économie locale, moins concurrentielle, et à la construction de fortes inégalités au sein de chaque pays et entre les nations.
2/ Une crise de civilisation
Notre société traverse une crise de civilisation dont il est très difficile de sortir, car le capitalisme a colonisé nos imaginaires en façonnant notre rapport au monde, la façon dont nous avons de vivre, nos aspirations et nos attentes, nos manières désirables de vivre, les marqueurs d’une vie réussie.
Pour sortir de cette impasse, nous devons construire un nouveau projet de société qui nous amènerait à repenser notre rapport à la consommation, au travail et à la réussite, et à bâtir un nouveau contrat social qui intègre, par des modes démocratiques renouvelés, les impératifs économiques, sociaux et écologiques.
En dépit de cette évidence, de puissants acteurs économiques et numériques s’opposent à toute régulation, mettant en péril la démocratie et la cohésion sociale.
3/ La voie du développement de l’économie non marchande
Si pour certains la disparition de l’économie de marché peut sembler le remède aux maux actuels, cette perspective n’est pas envisageable à court ou moyen terme, car de nombreux équilibres socio-économiques, souvent très complexes, en dépendent.
En revanche, nous pouvons nous engager de façon bien plus volontariste dans le développement de l’économie non marchande, qui peut permettre de diminuer l’emprise délétère de l’économie marchande et notre dépendance à l’argent, tout en augmentant les capacités d’action des forces sociétales.
4/ Le potentiel et les enjeux du développement de l’économie non marchande
L’économie non marchande repose sur des activités qui échappent à la logique marchande et constituent « l’étoffe de la vie elle-même ».
Elle forme un socle essentiel au fonctionnement de notre société dans laquelle l’économie de marché s’est développée. Elle puise sa force et sa puissance d’action dans le creuset du local.
Son pouvoir d’action, largement sous-exploité, est immense. Il est tout autant opérant dans les sphères économiques (production de biens et services non marchands), sociales (production de biens relationnels, favoriser la solidarité et la citoyenneté) et écologiques (prendre soin de l’ensemble du vivant et non vivant).
Son potentiel de production de valeur, ou de forces de vie, au sein de ces trois sphères, ne repose pas sur le capital, mais sur la capacité de mobilisation des contributions citoyennes des acteurs individuels et collectifs d’un territoire (les citoyens, les associations, les entreprises, les collectivités locales et autres) et des ressources matérielles et immatérielles déjà là (les actifs dormants) autour d’enjeux collectifs comme la préservation ou la production de biens communs.
Avec elle, au lieu de laisser le marché déterminer la valeur des choses et ce qui est possible, c’est la communauté humaine qui en décide en fonction de ce qui compte vraiment pour nous tous.
Forte de ces caractéristiques, l’économie non marchande peut :
- Augmenter l’autonomie du champ social en permettant à chacun de se réapproprier son pouvoir d’agir tout en sortant de sa dépendance à l’argent.
- Encourager des trajectoires de (la) sobriété pour répondre à l’urgente nécessité de réduire nos consommations énergétiques et nos prélèvements sur les ressources en favorisant des modes de partage, de consommation, et de production plus en adéquation avec nos besoins réels. Faire les choses par soi-même, ou avec l’aide d’autres, permet d’aller au nécessaire sans s’encombrer du superflu.
- Revisiter le périmètre, voire le sens, du travail et de ses modes de reconnaissance à l’aune de la valeur, c’est-à-dire des forces de vie, que nous devons produire pour continuer à nous développer dans le respect des limites écologiques et des exigences sociales.
- Favoriser et encourager la création de nouveaux liens à la base de la richesse et de la robustesse de nos écosystèmes sociaux et naturels, que le processus de marchandisation à outrance tend à tuer.
- Contribuer à la réduction de l’exploitation de l’homme par l’homme en (re)plaçant l’humain et le bien commun au centre de son organisation et en renouant avec l’intérêt général.
- Développer les communs qui échappent aux logiques marchandes et sont porteurs d’un puissant imaginaire émancipateur ouvrant à une autre forme de vivre ensemble dans laquelle la concurrence laisse place à la solidarité, la coopération et l’égalité d’accès.
- Revitaliser la démocratie en (re)faisant du local un lieu essentiel dans notre vie démocratique et dans nos modes d’organisation collective et en valorisant les contributions citoyennes auto-organisées. C’est par l’expérience locale que l’on mesure l’importance de l’engagement dans la vie de la cité et l’essentialité des comportements démocratiques.
- Contribuer au fonctionnement de la société tout au long de sa vie au travers d’une gamme d’activités non marchandes très diversifiées, dont les plus contributives à nos besoins communs pourraient être reconnues ou encouragées financièrement.
5/ Orientations et lignes d’action possibles sur le court et moyen terme
Inventer une ingénierie sociale audacieuse à la hauteur des enjeux capable de faciliter les contributions citoyennes de tous ordres, l’échange de savoirs et la mutualisation des ressources. Cette ingénierie, aujourd’hui embryonnaire et très diffuse, doit être rassemblée et renforcée pour démultiplier la capacité de transformation de l’économie non marchande.
Lancer des expérimentations ambitieuses à l’échelle locale, sur la base de cette ingénierie, dans le but de capitaliser sur les résultats des plus efficaces d’entre elles.
Reconnaître, valoriser et soutenir ces contributions par des dispositifs de rémunération novateurs : revenu contributif, compléments de revenus, rémunérations en nature, etc. Ces solutions doivent s’appuyer sur des financements hybrides, combinant impôts, contributions d’entreprises, monnaies locales, monnaies dédiées et/ou sur des projets avec des modes de gouvernance transparents.
S’approprier un nouvel imaginaire collectif en rupture avec nos modes de vie actuels et les multiples formes de domination culturelles et structurelles en grande partie perpétuées par nos organisations pyramidales. Pour façonner ce nouvel imaginaire, il s’agira de mobiliser la culture sous toutes ses formes en s’appuyant sur les actions citoyennes ouvertes à l’altérité[2].
Reconnaître chaque territoire comme un bien commun et un écosystème adaptatif vivant afin d’inciter les acteurs, individuels et collectifs, à en prendre soin tous ensemble tout en renforçant les synergies entre le secteur marchand et le secteur non marchand.
Refonder l’éducation pour former des citoyens respectueux des autres et conscients des enjeux sociaux et écologiques ; capables, en équilibrant les activités pratiques sensibles et conceptuelles, de trouver leur place dans la société et de contribuer à sa transformation. Une éducation tout au long de la vie, favorisant la quête de sens, respectueuse du vivant, encourageant les expériences au sein de son territoire, l’implication dans des projets et les expérimentations.
Aider les entreprises à ré-encastrer leur activité économique dans le social et l’écologique en favorisant leur engagement dans des politiques de responsabilité sociétale (RSE) ambitieuses adossées à l’économie non marchande qu’elles gagneraient à soutenir par des aides financières, matérielles ou immatérielles. Toute entreprise devrait être amenée à se poser la question suivante : quel service non marchand puis-je rendre à mon territoire pour donner un supplément de sens à mon activité ?
Démontrer le caractère opératoire de l’économie non marchande et sa capacité à renouveler radicalement notre projet de société en nous rassemblant, à différentes échelles, autour d’un projet politique ambitieux : le potentiel de l’économie non marchande ne se réalisera que si la société accepte de remettre en cause le modèle capitaliste centré sur le marché et la recherche exclusive de profits, incapable d’intégrer pleinement les impératifs sociaux et écologiques autrement que dans une course en avant suicidaire.
6/ Le chemin, aussi important que la destination
Gardons en toute fin à l’esprit que l’économie non marchande est une immense force déjà en mouvement. Chaque nouveau pas fait en direction de son développement sera forcément vertueux : il nous rendra plus coopératifs, plus solidaires, plus résilients, plus fraternels et donc mieux à même de faire face tous ensemble à notre destin, tout comme aux inévitables crises à venir.
7/ Appel à contribution
Nous avons la conviction que le développement volontariste de l’économie non marchande peut constituer le cadre d’action commun à l’ensemble des forces actuelles et à venir engagées dans la métamorphose de la société[3].
Notre espoir en un avenir meilleur rejoint celui de nombreuses initiatives déjà à l’œuvre, qu’il s’agisse de projets solidaires ou écologiques, d’appels à l’innovation socio-technique portés par des associations, des citoyens, des entreprises et la puissance publique.
Nous, collectif OLCC (Osons les Contributions Citoyennes), croyons en la possibilité d’une société renouvelée, tournée vers l’humain et vivant en symbiose avec l’ensemble du vivant.
Nous sommes ouverts au dialogue, car c’est dans la rencontre, l’écoute et la collaboration que naissent les solutions les plus audacieuses. En unissant nos énergies, en partageant nos ressources et en reliant nos actions, nous pourrons faire de l’économie non marchande une vraie force socio-économique dont l’importance pourrait, à terme, faire au moins jeu égal avec l’économie de marché.
Notre espoir n’est pas naïf. Il est nourri de la foi en l’engagement de toutes celles et ceux qui, un peu partout, refusent la résignation et choisissent d’agir. Il repose sur la conviction que les véritables moteurs du changement sont la pluralité de nos initiatives, la richesse de nos échanges et la puissance de notre solidarité.
En avançant ensemble sur le chemin de l’économie non marchande, en multipliant les passerelles, nous ferons émerger une société nouvelle, ouverte, créative et solidaire. Une société qui, loin de se résigner, choisit d’espérer et de construire, pour que demain soit meilleur qu’aujourd’hui.
Nous appelons au développement des contributions citoyennes fondées sur la coopération, l’altérité, la réciprocité et le partage pour être en mesure de répondre démocratiquement, de façon bien plus massive, aux nécessités économiques, sociales et écologiques.
Aidez-nous à porter cette nécessité et à la faire vivre en signant cet appel (https://olcc.fr/demande-daccord-de-co-signature-de-lappel/) et/ou en nous rejoignant au sein de l’association Osons Les Contributions Citoyennes (OLCC).
Le collectif d’OLCC [4]
[1] Cet appel a été construit à partir du « Plaidoyer pour l’économie non marchande ». Ce court essai est disponible sur le site OLCC (https://olcc.fr/plaidoyer/)
[2] Altérité : Caractère de ce qui est autre. L’altérité est « la caractéristique de ce qui est autre, de ce qui est extérieur à un ‘soi’, à une réalité de référence : individu, et par extension groupe, chose, lieu. Elle s’impose à partir de l’expérience et elle est la condition de l’autre au regard de soi. » (Source Wikipédia)
[3] La fiction, L’appel aux héros, de Jean Pascal Derumier, Editions Spinelle, illustre de façon très réaliste la manière dont une économie non marchande pourrait se développer (voir le flyer ci-dessous).
[4] Le collectif OLCC à l’origine de ce texte : Beliaeff Georges, Canton-Lamousse Jacky, Derumier Jean Pascal, Guillard Hélène, Héber-Suffrin Claire, Héber-Suffrin Marc, Janning Éric, Valabrègue Antoine.
