EGALITE EQUITE HUMANITE
Les Groupes de niveau : de quel projet de société ce dispositif est-il le nom ? Vers quoi nous mène-t-il ? Lisez ici les raisons de notre opposition totale au projet scolaire du gouvernement Attal. Et pour le souffle de l'esprit, lisez aussi le texte visionnaire que Marc Bloch, l'auteur de "L'étrange défaite", avait écrit pour le CNR.

Les GROUPES DE NIVEAU :

de quel projet de société ce dispositif est-il le nom ?

 

Regard d’une professeure de lettres au collège

 

Fin programmée de la pédagogie différenciée

Les annonces pour l’École faites début décembre ne concernent pas uniquement le collège et les groupes de niveau en français et en mathématiques, mais l’atteinte qui est portée à l’entité classe pour ces deux disciplines remet en cause la pédagogie différenciée dans les pratiques enseignantes. La pédagogie différenciée correspond à la prise en compte de la diversité au sein d’un groupe classe, diversité de celle que l’on retrouve dans une famille, dans un groupe d’amis, dans la vie en somme. Dans une classe de français, la rencontre avec un texte, une notion de grammaire, la mise en place d’une activité d’écriture longue, se construit en tenant compte des “facilités” des uns ou “difficultés” des autres et c’est ensemble que l’on apprend.  Certes, la pédagogie différenciée n’est pas simple à mettre en œuvre dans des classes aux effectifs chargés – parmi ceux les plus élevés en Europe[1] – mais nous y sommes formés – quand cette formation est encore possible –  dans nos différentes disciplines et nous restons libres de pouvoir la pratiquer.

A la pédagogie différenciée se substituent aujourd’hui “les groupes homogènes et la pédagogie adaptée”, “le parcours des fondamentaux” pour les “élèves en difficulté” et “d’approfondissements pour les autres”, bref une toute autre façon d’envisager la prise en compte de la diversité[2], de l’autre, dans sa différence culturelle, sociale, l’autre comme sujet à part entière. Faut-il rappeler ici que la recherche a montré que ces groupes ne fonctionnent pas ? De nombreux articles ont paru à ce sujet et ont dénoncé le retour de vieilles recettes, le retour du temps d’avant le collège unique. Des témoignages se multiplient[3]. Et la riposte[4] lancée par l’association française de l’enseignement du français (AFEF) s’organise.

 

La chenille ou le papillon ?[5]

Dans un monde en pleine mutation, traversé par une crise plurielle, écologique, démocratique, sociale, ces propositions de “tri” des élèves, même limitées aux deux disciplines du français et des mathématiques – nous y reviendrons par la suite – est une réponse anachronique, celle d’un ancien monde. Plus que jamais, nous avons besoin de faire collectif face à la montée de l’intolérance, des souffrances, de destruction des ressources, besoin de grandir en humanité[6] en construisant un projet éducatif qui fasse sens pour tous. Le monde de plus en plus complexe dans lequel nous évoluons nécessite pour tous nos collégiens d’être accompagnés par leurs professeurs – et pas seulement – dans leur découverte de ce monde, dans la construction de leur esprit critique pour l’affronter et s’émanciper de tout ce qui pourrait empêcher leurs cellules imaginales de se développer. Le papillon contre la chenille. ll s’agit pour nos jeunes – et cette fois au-delà des collégiens –  de  tirer parti des apprentissages pour s’épanouir individuellement et collectivement, se préparer à trouver des solutions aux multiples problèmes que pose le monde fracturé de toutes parts dans lequel nous sommes entrés. On voit mal comment le tri annoncé va dans le sens d’une émancipation, émancipation qui devrait être la préoccupation première de l’école. Mais l’on voit bien ce qui motive ces réformes : l’intégration dans la machine économique comme unique horizon social. Et pour y répondre, “les fondamentaux” suffiront bien pour les élèves les plus en difficulté. Pour la machine économique, nul besoin de culture commune réellement partagée[7]. C’est bien aux besoins de la machine économique que les groupes de niveau répondent, non aux besoins des élèves[8].

 

Qui veut encore des professeur.e.s… de lettres ?[9]

Une question reste : pourquoi des groupes – autant dire “classes” de niveau en français[10] ? Et qu’entend-on par “lire et écrire” comme “fondamentaux” ? Le choc des savoirs – le slogan sonne comme l’annonce d’un effondrement supplémentaire – somme au/à la professeur.e de lettres de se contenter d’être un.e professeur.e de français du “lire et écrire”, vision très utilitariste de la discipline. Là aussi, un autre temps et une réponse éculée aux réalités qui s’imposent à l’école. Le cours de français est le lieu où l’on se confronte à la pensée de l’autre, où l’on débat, où l’on rencontre des textes, où l’on invente, on imagine, on crée, on construit des projets – que le conseil supérieur des programmes conseille de limiter dans son avis du 30 janvier – qui articulent des savoirs, des démarches, font se rencontrer l’individu et le collectif. Tout cela se fait ensemble, dans la diversité des élèves de la classe. C’est la discipline des lettres dans sa dimension artistique partagée avec les arts plastiques et la musique qui est menacée ici pour les élèves qui en ont le plus besoin. L’imagination, la création, est un rempart puissant contre toutes les formes d’intolérances et de prosélytisme et un levier considérable pour penser la complexité de notre monde. Elle participe de la construction de l’esprit critique de nos jeunes et se cultive en classe de lettres collectivement, avec les élèves dans toutes leurs diversités.

 

De quel “choc des savoirs” avons-nous besoin ?

L’école va mal. Les inégalités s’y creusent. Le constat est partagé. Les nouvelles directives annoncées aggraveront la situation puisqu’elles ne font qu’adapter l’école à l’économie, là où nous avons besoin d’un changement de paradigme. Nous avons alors un choix à faire.

Soit, comme dans une tragédie grecque, nous laissons se dérouler le drame dont nous connaissons le dénouement, soit, collectivement, nous questionnons notre école. Les savoirs ne sont pas émancipateurs en soi et la nouvelle ère[11] dans laquelle nous entrons – ou sommes déjà entrés –  nécessite de les questionner, comme de questionner les démarches à l’œuvre pour que l’école soit le lieu de véritables expériences démocratiques. Souhaitons-nous apprendre à nos jeunes dès leur plus jeune âge la compétition, la performance, la sélection ou plutôt l’entraide, la coopération, le faire ensemble ? Il ne s’agit nullement de se faire du bien avec des mots souvent dévalorisés ou moqués mais bien de mettre en œuvre ces “valeurs” dans la classe, dans des situations d’apprentissage où la pédagogie de projet, la pluridisciplinarité pourront avoir toute leur place parce qu’elles répondent aux enjeux posés par l’anthropocène. Ces nouveaux enjeux supposent une “révolution des savoirs”[12], de leur construction et de leur appropriation.

Le choix est finalement assez simple : si l’on souhaite une société où le tout économique domine, alors le collège du tri et des parcours des “fondamentaux” et “des approfondissements” est sans doute la solution. Mais si l’on estime que nous ne serons pas en mesure de relever le défi socio-écologique en nous obstinant à servir toujours plus les enjeux d’une machine économique aveugle aux dégâts qu’elle crée, nous devons changer de paradigme et donner à notre école plus de moyens humains. C’est alors tout le système éducatif qui doit bifurquer[13]. Nous pouvons encore arrêter la machine infernale et développer nos identités-rhizomes[14] car nous ne sommes pas anthropologiquement déterminés à consommer toujours plus dans un monde limité.

C’est bien un choix, non une nécessité.

Références

 

[1] https://datawrapper.dwcdn.net/7A0TY/1/ (Source : Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance).

[2] Avis du Conseil supérieur des programmes du 30/01/2024, Avis sur l’organisation de l’enseignement au collège.

[3] https://www.cafepedagogique.net/2024/01/29/groupes-de-niveau-le-choc-de-repulsion/ et bien d’autres articles …

[4] https://www.afef.org/halte-la-casse-de-lecole-une-riposte-collective-simpose-0 

[5] La traversée, du temps des chenilles à celui des métamorphoses, Julie Chabaud, Patrick Viveret, Les Liens qui libèrent, 2023.

[6] Grandir en humanité, libres propos sur l’école et l’éducation, A. Bidar, P. Meirieu, Librement, 2022

[7] A ce sujet, lire la lettre ouverte du CICUR du 06/12/2023 https://curriculum.hypotheses.org/5453

[8] Dans son article « L’avenir des recettes du passé » (GFEN, 12/2023), J. Bernardin rapproche l’étude prospective de la DARES de juillet 2023, sur les besoins en métiers, des directives pour l’école comprenant notamment les groupes de niveaux.

[9] Qui veut encore des professeurs ? P. Meirieu, Seuil-Libelle, 2023.

[10] Nous n’abordons pas ici les mathématiques, autre discipline concernée.

[11] L’événement Anthropocène, la Terre, l’histoire et nous, J.B. Fressoz, C. Bonneuil, 2013, Seuil ; Éduquer en Anthropocène, N. Wallenhorst, J.P. Pierron, 2019, Le Bord de l’Eau.

[12] Il faut révolutionner les savoirs scolaires ! R.G. Gauthier, publication AOC, 04/2023

[13]  Appel « C’est tout le système éducatif qui doit bifurquer »       https://educationbiencommun.fr/bifurquer/ et https://www.cnnr.fr/bifurcation-du-systeme-educatif/ et L’Education, un bien commun, R.Millot, Massot, 2021.

[14] Concepts de l’identité-racine et de l’identité-relation ou rhizome, Poétique de la Relation – Poétique III, E. Glissant, Gallimard, 1990.

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